LE DERNIER TERRIEN - Lester del Rey

Compte tenu du motif sous lequel sont groupés les récits du présent volume, il semble tout indiqué de commencer par la fin. La fin de quoi ? Ici celle des habitants de la planète Terre : une fin en decrescendo, sans brutalité, presque tranquille ; et qui pourrait annoncer, pourquoi pas, un prochain da capo.

Egon attacha la roue du gouvernail mais laissa le petit propulseur atomique continuer de pousser lentement la lourde pirogue vers le point de l’horizon où apparaissait le soleil. Il se redressa et aspira une ample gorgée d’air. Il sentit ses muscles frémir sous son vêtement en peau de daim.

La brise lui apportait une riche odeur marine et le fumet délectable des poissons que Cala faisait frire sur un brasier. Il en avait presque l’eau à la bouche quand il gagna l’avant pour se faire servir.

Le vieil Herndon grignotait avec un sourire gourmand qu’on ne lui avait pas vu depuis bien longtemps. Les signes d’une mort prochaine creusaient profondément ses traits émaciés, mais le visage du dernier Terrien était à présent détendu, comme si la souffrance liée de la rancœur avait fini par disparaître. Il fit place à Egon tout en coupant son poisson avec une fourchette de bois de saule.

« L’océan est redevenu fertile comme la terre. Mais nous… » Il soupira, puis haussa les épaules d’un mouvement où l’on sentait sa lassitude extrême. « Je te le demande, Egon : peut-on imaginer un monde plus beau, plus prodigue de ses fruits que notre mère-planète ?

— Non, Herndon. Certainement pas. » Mais ce fut au tour d’Egon de soupirer, en évoquant les vents rouges qui balayaient les plaines de Dale et, au-delà, les forêts dont les arbres s’argentaient dans le double clair de lune. Et il avait connu les cités sous abris, et leurs habitants dont la civilisation précédait de dix siècles les plus grands progrès accomplis par les Terriens. Néanmoins, il ne mentait pas : Dale ne s’était jamais montré généreuse, pas plus que les autres planètes colonisées. Elle avait tué les semences apportées par l’homme avant que celui-ci eût pu trouver le moyen de les adapter. Et les plantes indigènes empoisonnaient ceux qui essayaient de les consommer, quand elles ne les rebutaient pas par un goût infect. Il fallait recourir à des aliments synthétiques.

Et maintenant, vingt ans s’étaient écoulés depuis le jour où Egon avait pu se dégager des débris de son petit spationef de reconnaissance, après que son moteur eut fait explosion. Et ses rêves étaient encore pleins des grandes cités de Dale et des festins synthétiques que l’on servait à la table de sa mère.

 

Herndon avait cessé de chipoter dans son assiette. Il regardait vers l’arrière, contemplant le sillage tracé par la petite barque qui bondissait sur les vagues au bout de sa remorque. « Et tu prétends, Egon, que les hommes de là-bas ont oublié la Terre ? Qu’ils ont perdu le souvenir du monde où leur race est née ?

— Il existe une légende qui parle d’une mère-planète, expliqua Egon pour la centième fois peut-être. Mais on nous disait toujours qu’elle avait été détruite. Je suppose que ses coordonnées ont été perdues dans les premiers siècles de colonisation des nouveaux mondes. »

Le vieillard se retourna pour faire face à l’avant et promener son regard sur la mer déserte. Il hocha la tête. « Oui…, murmura-t-il tristement, ils ont dû oublier. S’ils se souvenaient, ne serait-ce qu’un peu, ils reviendraient. »

Egon alla reprendre la barre, tandis que les mouettes s’abattaient en piqué et se disputaient les restes jetés par Cala. Le propulseur atomique ronronnait régulièrement. C’était une des rares choses qu’il avait pu récupérer après la perte de son vaisseau spatial. Derrière lui, le rivage se réduisait maintenant à une ligne estompée – et droit devant, il croyait déjà reconnaître les ruines de l’Ember Stake émergeant de cette mer qui l’avait englouti jadis.

Cependant, Herndon narrait des bribes du passé à Cala l’éternelle silencieuse. Ces bribes Rajoutant à d’autres maintes fois entendues, Egon comblait ainsi, peu à peu, les lacunes.

Les récits qui dataient de son enfance reposaient sur des bases historiques. Dix siècles plus, tôt, une découverte capitale avait permis d’atteindre des vitesses supérieures à celle de la lumière. Les voyages spatiaux devenaient plus faciles que celui d’une fusée envoyée vers la Lune, et la même découverte montrait le moyen simple de convertir directement la masse en énergie. Un million de colons partirent pour les astres en moins de vingt ans, et ce fut le début du Grand Âge.

Il prit fin bientôt. Un conflit éclata – une guerre mondiale à laquelle nul n’aurait pensé, rendue plus terrible que les autres par l’emploi de l’énergie matérielle. Sa violence fut assez grande pour modifier définitivement les climats : les glaces polaires fondirent et les anciennes côtes des continents se trouvèrent à cent mètres au-dessous du niveau de la mer.

Mais, contrairement aux légendes de Dale, la Terre survécut. Presque tous ses êtres vivants se perpétuèrent. Seuls, les hommes vinrent à manquer. Il n’en resta plus que quelques dizaines de milliers qui se rassemblèrent pour tenter un nouveau départ. Mais c’en était fait de la vieille fécondité de la race : elle avait subi une mutation dont on ne comprit les effets que peu à peu, lorsque les femmes mirent au monde de trop rares enfants viables.

Quand Egon arriva, il ne restait que neuf adultes et une fillette nommée Cala – dix humains pour l’accueillir. À présent, il n’y avait plus que Cala.

Le soleil montait au-dessus de l’horizon à mesure que la pirogue se rapprochait des ruines submergées de l’Ember Stake. Egon voyait les sommets d’autres maisons géantes qui dominaient jadis une cité appelée New York. Cala ouvrit la bouche, comme si elle allait entonner une de ses vieilles complaintes, puis elle se mit à faire des génuflexions.

C’était la marque de respect traditionnelle due au Gardien, et elle ne semblait pas se rendre compte que le vieillard assis auprès d’elle était justement l’homme vivant si longtemps adoré par les siens. Herndon… le Dormeur laissé par les savants pour survivre à l’holocauste, celui qui devait sortir un jour de son hibernation, tout en haut de l’Ember Stake, et rendre à la race humaine sa gloire passée. Herndon, l’homme qui avait dormi dix siècles, jusqu’au jour où Egon, accompagnant le pèlerinage annuel, eut découvert et réparé le mécanisme défaillant. Et maintenant, après vingt ans de futilités, Herndon regagnait son ancien lieu de repos, mais seulement pour mourir.

Il était le dernier Terrien, assis à côté d’une femme stérile.

Egon arrêta le propulseur et laissa la pirogue continuer sur son erre, puis s’immobiliser à peu de distance de la tour en ruine dont la masse imposante dominait l’embarcation. Il n’osait s’en approcher davantage, car des poutrelles brisées dardaient peut-être leurs arêtes à fleur d’eau. Il resta un moment assis, contemplant cette masse de métal et de ciment, essayant de se la représenter telle qu’elle était décrite dans les textes anciens.

Jadis, songeait-il, la Terre avait connu l’orgueil. De telles constructions n’existaient nulle part ailleurs, pas même sur des planètes où une plus faible pesanteur aurait facilité le travail des bâtisseurs.

Il amena la petite barque et se retourna pour aider Herndon à s’y installer. Mais le Terrien secoua la tête en désignant Cala, dont les yeux brûlaient d’impatience fanatique.

« Qu’elle y aille d’abord, dit-il. Maintenant que nous sommes arrivés, rien ne presse. Et ma présence ne servirait qu’à la rendre ridicule dans ses prosternations. »

Egon acquiesça. « Passe la première, Cala. »

Elle enjamba aussitôt le bord de la pirogue, serrant précieusement le paquet où elle avait mis ses offrandes. Puis elle se dirigea vers le trou béant par lequel on pénétrait à l’intérieur de l’Ember Stake – et sa cadence pour manœuvrer la pagaie était lente, comme si elle observait un rythme consacré depuis des siècles. Elle s’arrêtait de temps en temps et inclinait le buste en récitant des invocations silencieuses. Elle sembla mettre une éternité à franchir la moitié de la distance.

Le vieil homme la suivait du regard, avec un sourire ému qui le faisait cependant grimacer. « Je ne suis peut-être pas meilleur, Egon. Mais la sentimentalité s’accroît à mesure que les heures vous sont de plus en plus strictement comptées. Moi aussi, à ma façon, je suis revenu pour adorer le passé, et mourir au milieu de mes reliques.

— Je comprends », murmura Egon. Mais il se disait que nul ami ne serait là à l’heure de sa mort, que personne ne recueillerait ses cendres pour les déposer un jour devant les autels de ses dieux, près de celles de ses pères, sur Dale la Rouge. Nulle pirogue capable de voguer dans l’espace ne serait là pour recevoir son urne funéraire.

Il bannit ces pensées et gagna l’avant, où était son harpon. Lorsque Cala reviendrait, tous trois auraient de nouveau faim. Il vérifia machinalement le fil de métal qui fixait la pointe, et la tige bien graissée, et plongea.

Au début, nager avait été pour lui un véritable supplice, une chose dont on n’aurait même pas eu idée sur la planète desséchée d’où il venait. À présent, il retenait son souffle sans y penser et descendait dans les profondeurs vertes, ses jambes le propulsant avec force et aisance. L’eau glissait sur son corps, elle lui résistait et le portait en même temps, comme jamais n’aurait pu le faire l’apesanteur. Il remonta pour respirer et plongea de nouveau. Ce fut seulement après plusieurs minutes de détente qu’il se mit en chasse.

L’océan était riche. Il n’eut pas à aller loin pour faire son choix : un moment plus tard, il se hissait dans la pirogue avec une belle pièce.

Il vit la chose avant que le cri poussé par Herndon eût frappé ses oreilles. L’engin était très haut au-dessus de l’Ember Stake, descendant obliquement, avec un reflet métallique provoqué par le plein soleil.

Un vaisseau spatial – un transport de pionniers, ici, sur la Terre !

 

La pirogue démarra en direction de la tour avec une embardée si brutale, qu’Egon faillit passer par-dessus bord. Il reprit son équilibre et vit Herndon marteler fébrilement les boutons de commande tout en sacrant. Mais le vieillard ne regardait pas le vaisseau spatial. C’était le sommet de la tour qui retenait son attention.

Là-haut, en effet, quelque chose remuait. Un objet long et pointu surgissait d’une ouverture jusqu’alors ignorée, et oscillait comme s’il cherchait à viser le spationef. Puis, ayant situé l’objectif, ce tentacule s’immobilisa.

Rien, à vue d’œil, ne sembla sortir de l’engin de mort. Mais les propulseurs du vaisseau explosèrent tout à coup, projetant des fragments de métal dans toutes les directions. Le grand appareil amorça un mouvement de glissade vers la mer avant que les petits réacteurs atmosphériques aient eu le temps d’intervenir.

« Un destructeur automatique ! haleta Herndon, tandis qu’Egon prenait les commandes. Prévu pour repérer et viser n’importe quel moteur à énergie matérielle… C’est ma faute, Egon, ma faute !

— Mais ils ne sont pas encore morts ! Pas tous, du moins. » Egon se dirigeait droit vers la tour, sans se soucier des périls qui pouvaient exister à fleur d’eau. Le spationef ne faisait plus maintenant qu’osciller, mais il allait se poser beaucoup trop à l’ouest : il serait impossible de situer exactement son point de chute, sinon du sommet de la tour.

Egon comprenait soudain ce qui avait causé la perte de son propre vaisseau – bien qu’il se fût trouvé à plus grande altitude quand la chose lui était arrivée. Il savait donc, par expérience personnelle, que l’arme cachée était inoffensive pour les êtres vivants.

Il amarra la pirogue à la hâte et sauta dans la brèche de l’Ember Stake, un trou par lequel on atteignait l’escalier que les pèlerins utilisaient jadis. Il cria à Herndon d’attendre, mais entendit bientôt le vieillard souffler péniblement derrière lui. Quand il déboucha dans la Chambre du Gardien, il scruta tout de suite l’océan en direction de l’ouest. Ce fut à cet instant précis que le vaisseau spatial toucha la surface. Egon distingua le gigantesque éclaboussement, puis il sentit qu’on lui fourrait une paire de jumelles dans les mains.

Le spationef flottait – mais pour combien de temps ? Toutefois, comme la plupart des transporteurs de pionniers, il était mieux équipé que les gros cargos. Grâce aux jumelles, Egon vit des radeaux pneumatiques que l’on mettait à la mer, et de minuscules silhouettes sortir par le sas. Quand le vaisseau sombra, il y avait une vingtaine d’embarcations qui faisaient force de rames pour atteindre la terre dont le rivage s’estompait au nord.

« Ils s’en sont tirés… articula Egon. Du moins, presque tous. »

La respiration de Herndon devint un halètement saccadé, et le vieillard cessa de s’appuyer contre son compagnon. « Dieu soit loué ! » entendit Egon.

Quand il se retourna, détachant son regard des embarcations qui portaient les rescapés, le dernier Terrien était mort. Le vieillard souriait toujours à travers une écume sanglante, effondré contre la machine dont le mécanisme l’avait conservé en hibernation pendant dix siècles. Et Cala qui venait de les rejoindre restait immobile, ses yeux fixes exprimant la douleur et le doute.

Egon pouvait bien peu de chose, à présent, pour l’homme qui s’était montré le plus solide, le plus constant des amis. Il essuya le visage émacié, allongea les bras et les jambes inertes et commença d’introduire le défunt dans le sarcophage-hibernateur. Voyant cela, Cala sembla se ressaisir, et elle s’approcha pour l’aider. Quand ils eurent fini, Egon mit l’appareil en marche. Puis, courbant la tête, il eut un sanglot muet – son seul adieu à Herndon. Cala sortait à reculons de la salle. Il la rejoignit. D’instinct, sans réfléchir, il imita sa génuflexion avant de franchir la porte.

Après cela, il ne songea plus qu’aux radeaux et aux hommes qui s’y étaient réfugiés. Saisissant Cala par la main, il l’obligea à regagner la pirogue. Refaire le chemin en sens inverse parmi les ruines plus ou moins émergées prit davantage de temps à Egon que le trajet aller, effectué sans grand souci de précaution. Il fallut compter un bon quart d’heure avant que la pirogue pût filer à pleine vitesse en direction de l’ouest, vers le point où avait sombré le spationef. Le soleil se couchait. Une brise soufflait, venant de la terre et apportant une faible senteur de résine qui enrichissait celle de l’océan.

 

Il ne restait pour ainsi dire aucune trace du vaisseau spatial qui gisait probablement à présent par quarante ou cinquante brasses de fond. Seuls, flottaient encore de petits objets qui ne pouvaient guère renseigner Egon. Cala se pencha tout à coup pour repêcher un de ces vestiges de la catastrophe. Il vit qu’il s’agissait d’un sac de matière plastique. Il le lui prit (à son grand étonnement) et l’ouvrit. Un des pionniers avait dû le remplir à la hâte, puis le laisser tomber. Egon y trouva un doreur pour les dents, une boîte et un petit livre d’images en couleurs.

Dale ! Toutes les images représentaient des scènes de la vie sur Dale ! Puis son émotion fit place à l’étonnement, presque au doute. Reconnaissait-il bien le coucher de soleil sur les plaines rouges… et ces hommes, ces femmes, dans ce décor urbain pourtant familier ? Dale ne semblait plus la même. On aurait dit que les gens étaient plus chétifs, plus tristes, malgré la somptuosité de leurs vêtements à la dernière mode. Il comprit son erreur et se moqua de lui-même. En vingt ans, ses images mentales s’étaient déformées. Il avait ajouté des barbes et des muscles saillants à l’aspect des amis dont il gardait le souvenir, influencé par les conditions de vie qu’il avait été obligé d’accepter sur cette planète.

Cala feuilleta le livre, puis le lança par-dessus bord avant qu’il eût pu prévenir son geste. Elle ouvrit la boîte dont elle flaira le contenu avec méfiance.

« Pour manger, lui dit Egon. C’est bon, très nourrissant. Tu peux goûter. »

Elle obéit aussitôt, tandis qu’il prenait lui-même une des pastilles nutritives en forme de losange dont il avait si longtemps désespéré de retrouver un jour la saveur. Un bref instant, quand elle commença à fondre sur sa langue, il redevint l’enfant de jadis.

Cala fit la grimace, cracha et prit un peu d’eau de mer pour se rincer la bouche. Et la boîte suivit le livre dans l’Atlantique.

Egon voulut protester, puis haussa les épaules. Fallait-il admettre que les adultes ne peuvent jamais retrouver intactes les sensations de leur enfance ? Ce losange avait une saveur douceâtre, presque écœurante. Il le suça encore avant de le laisser tomber dans la mer.

Les premières étoiles scintillaient quand il atteignit le rivage, et la lune se levait à l’est. Egon eut une pensée émue pour le vieil homme, son ami, dont le corps restait seul dans la tour en ruine – mais il chassa ces pensées lugubres et fit pénétrer la pirogue sous le petit abri qu’ils avaient bâti pour l’embarcation. Il retira son arc et ses flèches de leur étui de cuir huilé et, suivi de Cala, se dirigea vers les bois qui bordaient la minuscule plage en cet endroit.

Naturellement, aucune trace des radeaux.

Ils avaient été guidés à la rame par des mains maladroites, et les courants avaient dû les faire dériver à un bon mille de l’abri.

Au moment où il retrouva l’ancienne piste qui menait à la crique suivante, Egon respira la senteur acre des feuilles de chênes mouillées et celle plus faible des grands érables, apportées par la brise. Un peu plus loin, ils découvrirent des fraises des bois et il se baissa comme Cala pour en cueillir quelques-unes, laissant leur chair savoureuse parfumer sa langue.

Dans les frondaisons un hibou ulula, tôt réveillé et probablement affamé. Puis, venant des collines, une toux qui ne pouvait être que celle d’un puma se glissant à travers les taillis avec une grâce féline. Egon sentit son cœur battre plus vite, et ses pieds foulèrent sans bruit le sol embaumé quand il approcha de la trouée par où les daims allaient quelquefois boire au ruisseau. Les pionniers naufragés allaient avoir besoin de nourriture – mais cela ne posait pas de problème sur la Terre.

La chance était pour lui. Un chevreuil se désaltérait, et l’homme mettait tant de soin à ne pas rompre le silence que l’animal ne broncha pas. L’arc se cambra comme un être vivant, la corde vibra et la flèche fendit l’air sans dévier d’une ligne. Le chevreuil fit un seul bond avant que Cala ne l’eût rejoint pour lui trancher la gorge. Egon le dépouilla à la hâte et chargea le lourd fardeau sur ses épaules. Il repartit d’un pas rapide et régulier dont le rythme concordait avec celui de sa respiration.

 

Les hommes du spationef étaient campés là où il l’avait prévu. Une centaine de pionniers peut-être, et deux fois plus de femmes – nombre suffisant pour fonder une colonie sur une planète lointaine. Les costumes, d’une élégance ridicule, montraient que tous venaient de Dale.

Ils regardaient l’orée des bois avec crainte, mais n’avaient pas posté de guetteurs. Aucun ne repéra Egon ou Cala entre les arbres. La plupart étaient allongés sur le sol. Ils se plaignaient d’être exténués – pour avoir ramé deux ou trois heures ! – et manifestaient leur désespoir de naufragés privés de tout. Ils semblaient avoir déjà renoncé à lutter.

Mais un petit nombre, dont certains en uniforme, avaient allumé un maigre feu à la flamme vacillante et, selon toute apparence, dressaient une liste des provisions dont ils disposaient. Ce fut vers eux qu’Egon se dirigea, et son arrivée arracha des cris de stupeur à ceux qui le virent. Il passa entre les premiers groupes pour arriver devant un homme en vareuse de capitaine qui s’était mis debout à son approche.

« Il va vous falloir un feu meilleur que celui-là, et de quoi manger convenablement, lui dit Egon. Voici toujours de la viande. Cala vous montrera comment la faire rôtir pendant que je partirai en chercher d’autre. Mais vous pouvez cesser de vous tourmenter : vous ne mourrez pas de faim sur cette planète. »

Le capitaine laissa retomber dans son étui l’arme qu’il avait à moitié dégainée. Il se rapprocha d’Egon, les yeux fixés sur le chevreuil avec une expression d’espoir où se mêlait une certaine répugnance. « Où sommes-nous ? demanda-t-il. Et qui êtes-vous ?

— Vous êtes sur la Terre », répondit Egon. Et un sourire lui vint tout à coup, tandis que son regard se tournait vers la masse sombre de la forêt, en direction de l’océan baigné de lune. « La Terre. Quant à moi, je suis le dernier Terrien. Soyez les bienvenus sur votre mère-planète ! »

Traduit par René Lathière.

The last Earthman.

© Galaxy Publishing Corp., 1965.

© Nouvelles Éditions Opta, pour la traduction.